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RETOUR D'HORIZON, by Mathieu Provansal, 2023
LE SOUCI DE SOI, by Karim Grandi-Maupin, 2014
LIGNES DE FUITE, by Elodie Guida, 2014
UNE CERTAINE QUALITÉ DE PRÉSENCE, by J.L Chalumeau, Revue Verso n°116, Arts et Lettres - january 2006

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RETOUR D'HORIZON

« Pour qu’il y ait une scène comme tu le vois, je veux dire pour que j’y aie vu, moi, une scène, le théâtre de quelque chose, disons, et que je la photographie comme telle, il a fallu qu’il y ait tout autour de solides verticales. » Pascal Poyet

Au début des villes et de la civilisation, il y a quasiment 10 000 ans, la rue n’avait pas encore été inventée. Les maisons, pour tenir debout, s’appuyaient les unes contre les autres. Les briques de leurs murs n’avaient pas les arêtes assez vives pour dresser des verticales stables. Pour passer d’une maison à l’autre, on sortait par le toit, on marchait sur les toits, et on entrait par le toit. Les toits étaient plats, et la météo s’y prêtait à peu près. De la ville, alors, on n’avait qu’une image extérieure d’étendue horizontale de toits plats qui se succèdent. Une image extérieure qui excluait l’image intérieure qu’on avait de chaque maison. Il n’y avait pas de fenêtres : il y avait le ciel. L’espace visible de circulation dans la ville était divisé. L’espace extérieur parcouru à pieds était une perspective à deux dimensions. Voilà ce que j’avais cru comprendre à la lecture d’un livre de Claude Thiberge : La ville en creux. Je savais pourtant, depuis mon enfance, que les cités du bassin méditerranéen avaient des toits plats. Cela n’empêche qu’en 1994, à Malte, bien avant de lire ce livre, la première fois que je me suis trouvé sur un toit plat depuis lequel je voyais s’étager en terrasses toute la ville de Sliema, cela me fit une forte impression. Je ne sus la définir qu’en prenant une photo. Le pittoresque du linge étendu sur les toits et des innombrables antennes de télé me permit d’atténuer l’impression que me faisait cette vision de siècles là-devant.

Ce n’est qu’après avoir lu ce livre sur l’histoire de la ville, et après d’autres années encore, que je peux parler de cette saisie du regard. Ces toits terrasses sont une façon de rappeler la question du sous-sol, de la grotte primitive, des racines et des tombeaux que recouvre le visible dans toutes ses étendues. C’est à partir de cette considération des opacités - épaisseur et profondeur - que s’établit la continuité du paysage entre la terre ferme et la mer sans cesse mouvante, le large, l’horizon changeant, sur la surface de quoi l’œil pas plus que le pied n’ont d’appui ni de repère. C’est là aussi un point autour duquel se développe le travail d’Alice Hamon, à la fois dans ses pratiques du dessin in situ, de la photographie, au travers de fragments qu’elle rapporte de voyage, et de son métier de marin. Si les lignes et les figures plus ou moins géométriques peintes sur les toits plats peuvent faire penser aux motifs d’un tapis déployé à l’échelle du paysage, le fait de tracer des lignes sur le sol - et parfois de les faire progresser par projection jusque sur la verticale des murs - n’est pas sans rappeler la projection des ombres et leurs déclinaisons selon le rythme d’une journée. Un relevé donc, de trajectoires, de directions, qui revient à définir des positions par rapport au soleil : différentes heures, différents lieux. Opération maritime élémentaire, c’est-à-dire fondamentale, cette indication de directions dans un lieu donné revient à le référer à d’autres lieux, et à développer un aspect de son travail artistique « dans chaque port », comme on dit.

Ce travail est constitué de plusieurs groupes, dont trois principaux que sont, d’une part, les dessins réalisés in situ (sur des toits plats), d’autre part des photographies, et enfin les compositions graphiques encadrées sous verre qui combinent la gravure, le dessin et la couleur. Ces caissons accueillent des fragments d’images de voyage traités graphiquement, au crayon, et jouent comme des vitrines : pas un bateau dans une bouteille mais enfin… On y observe cette particularité que la vitre aussi fait l’objet d’un traitement graphique. Des formes simples traitées en aplat y apparaissent par sablage du verre, translucide mais non plus transparent, à l’endroit de ces formes. Ces vitrines au verre partiellement dépoli ne permettent ni de s’approcher tout près du dessin, ni de le voir intégralement sans déplacer son regard. Il y a un décalage marqué entre la main et l’œil. Au lieu de s’effacer, la vitre se déclare par cette altération de sa transparence. La profondeur des caissons, d’ailleurs, fait apparaître par projection l’ombre de ces formes sur le dessin placé au fond. La vitre prend, là encore, sa part dans la composition. Semblable à la surface de l’eau… Quand on voit au travers, le fond, vision instable. Mur, montagne, table qui se redresse, l’art moderne, n’a pas cessé de ramener ce rapport des horizontales dressées là devant nous. La profondeur faite obstacle, c’est l’image de l’iceberg passée dans le langage courant : la fameuse partie émergée. Et les œuvres d’art au travers de la représentation drainent une partie immergée dont nous ne savons dire le nom plus simplement.

Représentation versus making-off : les photographies d’iceberg d’Alice Hamon jouent sur ce que nous savons bien des images d’iceberg : verticalité, absence d’indication d’échelle qui révèle, par une impossibilité, un gigantisme en regard du paysage pédestre : pas d’intermédiaire entre le requin géant et le poisson pilote, mais seule possible une erreur d’accommodement… Où les superpositions amenées par un dysfonctionnement de l’appareil photo * créent un effet de surimpressions qui rejouent cette erreur d’appréciation, cette mise en défaut des perceptions du paysage, de ce paysage… Comme le verre dépoli interfère entre le regard et le dessin qu’il recouvre - un reflet sinon rien ? Une vue aérienne du Groënland en 1947 publiée par l’Atlas international des nuages (Office Mondial de Météorologie, 1975) nous rappelle, par la présence d’une flottille de kayaks, à des rapports d’échelle, et au caractère déterminant d’un point de vue. Sur l’eau, la vue des côtes nous met face à des verticales qui répondent à ce qu’un navire est finalement une verticale (ou une série de verticales) sur l’étendue horizontale de l’eau. D’ailleurs, un navire et les pentes d’un toit s’avèrent construits par le même corps de métier - les charpentiers - répondant à l’inexorable mouvement de l’eau. D’un côté son écoulement préservant le bâtiment de la ruine, d’un autre côté en préservant le bâtiment d’y couler - au fond. Entre ces deux aspects, en miroir, de la forme de part et d’autre d’une même racine latine, il y a ce plan dont on ne peut voir qu’un côté à la fois : surface de l’eau, toit terrasse, vitrine où une zone dépolie rappelle cette limite de la vision, l’empreinte du navire dans l’eau, zone invisible depuis le pont. Zone qu’on pourrait dire aveugle, à partir de laquelle sont tracées des lignes, reportées des figures, des plans. Où apparaît, enfin, l’ombre qui témoigne que nous sommes bien là, à l’endroit de ce point de vue qui échappe, autrement, à notre vue.

M. Provansal / janv. 2023

* Ce souvenir, en janvier 2000 à Montréal, de m’être rendu sur une île voisine dans le Saint-Laurent, voir un dôme géodésique édifié par Buckminster Fuller. Il faisait -25°, il y avait 1 mètre de neige, et pas âme qui vive. L’appareil photo que je transportais dans un simple sac était un Mamya Press, assez gros appareil avec beaucoup de mécanique. Lorsque je voulus photographier le dôme, il s’avéra que la mécanique de l’obturateur était gelée. M’en retournant, j’avais alors pensé à la scène de danse avec Buckminster Fuller en méduse, à Blackmountain College…

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THE RETURN OF THE HORIZON

"In order that there is a scene that you can see, I mean that I can have seen, the theatrical representation of something, let’s say that I have photographed it as it is, there has to have been all around straight vertical lines". Pascal Poyet.

At the beginning of cities and civilization nearly 10,000 years ago, roads had not yet been invented. The houses to stay upright leant against each other. Their brick walls didn’t have edges with sharp enough angles to form regular vertical lines. To go from one house to another you went out onto the roof and you entered the house from the roof. The roofs were flat and the weather just about allowed for this. Of the city then you only had an image of an exterior horizontal span of flat roofs one after another. There were no windows, there was the sky. The visible space for movement in the city was divided. The exterior space that would be walked had a two dimensional perspective. This is what I think I believed I understood after reading Claude Thibery’s book "The Hollow City". I nevertheless knew from my childhood that the Mediterranean cities had flat roofs. This didn’t prevent, when in 1994, in Malta, before I had read this book and I stood for the first time on a flat roof from which I could see different levels of terraces, the strong impression this left me with. The only way I could convey this view was by taking a photograph. The quaintness of the washing hanging on the roofs and the countless television aerials lessened the impact that this vision of centuries there in front had on me.

It was only after reading this book on the history of the city, and many years later, am I now able to talk about how this view captured my gaze. These rooftop terraces bring up the issue of what is underneath them, the primitive cave, the roots and tombs which the visible covers over in many ways. It is after careful thought about opacities, thickness and depth, that the continuity of a landscape between the dry land and the sea in continual movement takes hold, the open sea, the changing horizon line, on the surface of which neither the eye nor the foot can be supported or have a bearing. It is around this point that Alice Hamon develops her work, both in her drawings done on the spot, her photographs, through fragments brought back from trips and her job as a sailor. If the lines and shapes, more or less geometrical, painted on flat roofs make us think of the patterns on carpets scaled up to that of a landscape, the fact of drawing the lines on the ground and sometimes advancing the lines and projecting them on the vertical walls - is very like the projection of shadows and their variations according to the rhythm of the day. A statement then of paths, of directions, which defines positions in relation to the sun: at different hours, in different places. This is like a simple naval operation, where directions are indicated in a given place, and could refer to other places and to develop an aspect of her artistic work “in each port” so to say.

This work is made up into several groups, the three main ones are, firstly drawings done in a space (flat roofs), secondly photographs and finally glass framed graphic compositions combining pencil drawings, prints with colored work. These framed glass boxes group together fragments of images of journeys, pencil drawings, using the glass as well, a little like a boat in a bottle. The special nature of this work is that the glass is also used graphically. Simple flat shapes can appear when the glass is rubbed with sand paper, translucent but not transparent, where the shapes are made. This glass surface partially roughened doesn’t allow you either to get close to the drawing or to see it completely without shifting your gaze. There is a time lapse between the hand and the eye. Instead of not being there, the glass has a place through this alteration in its transparency. The depth of these framed boxes, moreover, allows for a shadow of these shapes to be projected onto the drawings behind. The glass has a place in the composition similar to that of the surface of the water. When you look through the water to the bottom the vision is unstable. Wall, mountain, upright table, modern art never ceases to relate to the horizontal line in front of us. The depth is an obstacle, there is the image of the iceberg with the part above the water and there is the expression, just the tip of the iceberg. And works of art through their representation keep a part that is submerged of which we cannot simply give a name to.

Representation versus making-off: the photographs of icebergs by Alice Hamon play with the well known images of icebergs such as the verticality, the absence of any indication of scale and what is revealed seems an impossibility, gigantic when you relate it to a landscape you can walk on, no intermediary between the giant shark and the pilot fish, the only possibility is an error of compromise. Where the images placed on top of each other caused by the malfunctioning of the camera* created an overlay effect which reenacted this error of appreciation, the failing to perceive the landscape, of this landscape Like the frosted glass which interferes with the perception of a drawing which it covers - a reflection or is it nothing? An aerial view of Greenland in 1947 published by the International Cloud Atlas (World Meteorological Office 1975) reminds us, with the presence of a flotilla of kayaks, of the scale and the determining factor of a point of a view. From the water, the view of the coast line puts us face to face with the vertical line and that a boat is finally just a vertical line or a series of vertical lines on the vast horizontal space of the water. Moreover a vessel and the slopes of a roof turn out to be built by the same profession, carpenters - responding to the relentless movement of the water. In one case the flowing water preserves the building from ruin, in the other case preserving the vessel from sinking to the bottom. Between these two aspects, there is a mirror image of the shape and the same Latin root, there is this plan of which you can only see one side at a time: the surface of the water, the roof terrace, the glass where a part is frosted which limits our vision, the trace in the water of the boat, the invisible part from the bridge. We could call this a blind zone from which the lines are drawn and figures are placed, on this surface. Where finally the shadow appears, which proves that we are really here, at the place from this point of view which escapes otherwise our vision.


*I remember in January 2000 in Montreal going to the neighboring island in Saint Laurent, seeing a geodesic dome built by Buckminster Fuller. It was minus 25, there was 1 meter of snow and not a soul living there. The camera that I had brought with me just in a bag, was a Mamya Press, quite big with lots of mechanisms. When I wanted to take the photograph of the dome, it appeared that the shutter mechanism was frozen. On my way back I thought of the dance scene with Buckminster Fuller as a jelly fish at Blackmountain college.

trad. Charlotte Hartigan

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LE SOUCI DE SOI

Dans le champ infini de la représentation, le travail d’Alice Hamon oscille entre la fiction et la réalité pour mieux définir une position que l’on marque d’une croix sur la carte du globe. Arrêtons-nous sur ce toit recouvert de craie au milieu d’un paysage verdoyant (Ici ailleurs 2013). On reconnaît l’intervention de l’artiste au milieu de nulle part et l’on comprend très vite que la marche est son premier plaisir. Dans cette intervention, il se joue deux actions : le dessin à la manière d’une grille de lecture et la prise de vue aérienne et presque flottante. Le trouble qui se dessine dans cette image (est-ce un dessin ou une photographie que l’on veut représenter ?) détermine le point critique de ce travail. Tout devient indécis et en même temps extrêmement posé (le choix du cadre et de la focale). Dans une autre photographie (Bains des dames 2007), on retrouve une autre image d’un dessin qui s’inscrit dans un paysage, affichée cette fois dans un Mupi autour duquel des enfants ont investi l’espace. On rentre dans le milieu urbain, là où des relations sociales prennent forme, un autre jeu de piste s’installe et nous trouble dans l’ordre des priorités : un premier espace donne naissance à un deuxième en frôlant le surréalisme de Magritte. Les photographies d’Alice Hamon ont cette particularité d’osciller entre une image du réel et une photographie plasticienne, entre l’idée de la marche chère à Cartier-Bresson et l’idée d’une esthétique relationnelle chère à Nicolas Bourriaud. C’est dans cette indécision et ce refus du choix ou de l’affirmation d’un double choix que le point de vue et la posture prennent tout leur sens. Le travail d’Alice Hamon est indéterminé ou à déterminer. Il joue avec le faux documentaire, choisissant des lieux chargés d’une histoire récente : le Liban (Sour 2011) la Syrie (Ile Arwad 2011) qui procurent à ces images une charge émotionnelle et les fait s’entrecroiser avec des lieux (Lokken, Danemark 2013) et des villes où le calme et l’aspiration au bien être nous montre à quel point le monde est devenu un territoire de jeu et de contraction des distances à la portée d’une seule personne. On le voit bien, la photographie est aussi une affaire de politique qui implique directement son auteur et le colle à ses responsabilités. Il y a donc, peut-être, dans cette affaire de l’image dans l’image une manière de mettre à distance le point critique et de garder cette liberté de voyager sans tomber dans le pathos de l’actualité.

Karim Grandi-Baupain
Mars 2014

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In the broad field of the representation, the work of Alice Hamon oscillates between the fiction and the reality to define a better position to mark with a cross on a world map. Let us stop on this roof covered with chalk in the middle of a green landscape (Ici Ailleurs 2013), we see the artist's intervention in a remote zone and we understand quickly that walking is her first pleasure. Within this intervention two actions are at play: the drawing in the manner of a framework and an aerial photography which is almost floating.
The critical point of this work is determined by a question taking shape and emerging from the image, is it a drawing or a photography we want to represent? All becomes undecisive but in the same time precisely layed out with the choice of frame and focal. In another photography (Bains des dames, 2007), we find an image of a drawing inscribed in a landscape, shown this time in a Mupi around which the space has been invested by children. We enter the urban environment where social relationships take shape, another track game settles down and troubles us about the order of priorities; a space creates a second one bordering with the surrealism of Magritte.
Alice Hamon's photos oscillate peculiarly between an image of reality and fine art photography, between the idea of walking dear to Cartier-Bresson and the idea of a relational esthetic from Nicolas Bourriaud. It is within an indecision, a refusal of choice or within the assertion of a double-choice that posture and point of view give full meaning; the work is indefinite or to determine.
By playing with mock documentary and choosing locations affected by troubled current history (Sour in Lebanon and Island Arwad in Syria, 2011) that fills the images with an emotionnal load, and by interweaving them with other places or cities (Lokken in Denmark, 2013) where peace and well being reside, the work shows how the world becomes a ground for a game of contradictions at the reach of a sole person.
Here we can see that photography has matter of politic which involve and responsibilize directly its author. Perhaps, with this case of the image within the image, there is a way out, a possible distanciation from a critical position in order to preserve the freedom to travel keeping at bay the pathos of actuality.

Karim Grandi-Baupain, mars 2014
Trad. Anthony Faroux

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UNE CERTAINE QUALITÉ DE PRÉSENCE

« Le peintre construit, le photographe révèle » écrit Susan Sontag, qui ajoute un peu plus loin (dans son essai Sur la photographie) :
« par nature, une photo ne peut jamais transcender totalement son sujet, comme le peut un tableau. » Voilà sans doute pourquoi une plasticienne comme Alice Hamon se situe à la croisée de la photographie, de la peinture et de l’installation. Ses œuvres construisent et révèlent, comme cette très grande photographie sur toile P.V.C. (5m x 7,5m) placée au centre de l’exposition La ville dans l’art à l’Orangerie du Sénat en juin dernier.

Sujet apparent : Calade (c’est le titre). Un fragment du port vu depuis la terrasse d’une tour H.L.M. Mais cette terrasse, photographiée en surplomb, occupe la moitié de la surface de l’œuvre, et elle a été investie par des tracés géométriques dessinés à la craie par l’artiste. De telle sorte que voici transcendé le sujet apparent. On dirait qu’Alice Hamon a pensé aux leçons d’Edward Weston, un des pionniers de la photographie, qui prophétisait l’avènement d’une photographie subversive en tant qu’elle serait entreprise de dévoilement.

Il est bien vrai que le quartier populaire de Marseille choisi par Alice Hamon n’a rien de bien remarquable. Or elle est intervenue au cœur du paysage – en tout cas au cœur de l’image qu’elle en tire – pour lui offrir un contraste, une charge émotive, qui changent tout. Pour les photographes, il n’y a pas de supériorité esthétique entre l’effort d’embellir le monde et l’effort inverse de lui arracher son masque. C’est à cette double tâche que se consacre Alice Hamon avec virtuosité, ce dont témoigne la pièce spectaculaire envoyée à l’Orangerie du Sénat.

Un critère commun d’excellence entre peinture et photographie, enseignait Walter Benjamin, pourrait être la présence. La présence constituait pour lui un trait caractéristique de l’œuvre d’art, mais il doutait qu’une photographie, dans la mesure où il s’agissait d’un objet reproduit mécaniquement, puisse avoir une présence véritable. À moins que la photographie ne soit que l’une des composantes d’un dispositif complexe, où le plasticien est intervenu en fonction d’un projet mûrement réfléchi. C’est évidemment le cas des travaux d’Alice Hamon, qui s’imposent précisément par leur exceptionnelle qualité de présence.

Susan Sontag a raison quand elle avance que la photographie, bien qu’elle ne soit pas, par elle-même, une forme d’art, a ce pouvoir particulier de transformer en œuvre d’art tout ce qu’elle prend pour sujet. On pourrait même affirmer avec elle qu’aujourd’hui « tout art aspire à la condition de la photographie ». Ce que démontre Alice Hamon avec une efficacité exemplaire.

Jean-Luc Chalumeau
Revue Verso n°116, Arts et Lettres - janv/février 2006

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A CERTAIN QUALITY OF PRESENCE

Susan Sontag writes: “The painter constructs, the photographer discloses.” And add later in her essay "On Photography": "By nature, a photo can never completely transcend its subject as a painting can." This is probably why a visual artist like Alice Hamon is at the crossroads of photography, painting and installation. Her works construct and disclose like this large photography on PVC canvas (5m x 7.5m) displayed in the center of the exhibition "The City in Art" at the Orangery of the Senate in Paris last June.

Apparent subject: Calade (it's the title). A fragment of the port seen from the terrace of a social housing block. But this terrace photographed overhanging, fills half the surface of the work and was invested by geometric traces drawn with chalk. In such a way that here is the apparent subject transcended. It looks like Alice Hamon thought about lessons from Edward Weston, one of the pioneers of photography who prophesied the advent of a subversive photography as a unveiling venture.

It is true that the popular neighborhood of Marseille chosen by Alice Hamon has nothing remarkable. But she intervened in the heart of the landscape - at least in the heart of the image that she draws - to which she offer a contrast, an emotional charge that changes everything. For photographers, there is no aesthetical superiority between the effort to beautify the world and the opposite effort to tear off its mask. It is to this double task that Alice Hamon devotes herself with virtuosity as evidenced by the spectacular piece sent to the Orangery of the Senate.
Walter Benjamin taught that a common criterion of excellence between painting and photography could be the presence. The presence was a characteristic feature of the work of art but he doubted that a photograph, to the extent that it was a mechanically reproduced object, could have a real presence. Unless the photography was only one of the components of a complex device where the artist intervened according to a carefully considered project. This is obviously the case of Alice Hamon's work which stands out for its exceptional quality of presence.

Susan Sontag is right when she underlies that photography, while not an art form of its own, has this special power of transforming everything it takes into an artwork. One could even say with her that today "all art aspires to the condition of photography". This is What Alice Hamon demonstrates with an exemplary efficiency.

Jean-Luc Chalumeau
Verso n°116 Magazine, Arts and Lettres - jan/february 2006
Trad. Anthony Faroux 2019

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LIGNES DE FUITE

« Nous devons inventer nos lignes de fuite si nous en sommes capables, et nous ne pouvons les inventer qu’en les traçant effectivement, dans la vie ». G.Deleuze, Mille Plateaux

Traversée Les dessins et photographies d’Alice Hamon décomposent et recomposent patiemment les frontières - matérielles, symboliques, imaginaires - entre les territoires, entre les choses et les espaces, entre les modes de représentation et les images. En écho à ses propres pérégrinations, le regardeur de ses œuvres se fait promeneur. Il est happé par les lignes de fuite traversant les images, qui relèvent aussi bien de la trace, témoin d’un « ça a été », que du trajet, physique et mental, à parcourir. Chaque réalisation plastique appelle son autre, non pas qu’elle soit un fragment d’un tout déjà élaboré, ni qu’elle s’inscrive dans une démarche linéaire et hiérarchisée, mais car chacune répète et rejoue autrement certains éléments des précédentes – de manière nettement identifiable (par l’usage de la série, où se joue la répétition d’une même démarche, l’élaboration de variations à partir d’un dénominateur commun), ou quasi imperceptible (par évocation ou suggestion). Chaque image dialogue avec les autres, et plus largement avec l’espace réel dans lequel elle apparait, mieux : elle le convoque. Photos et dessins, photo ou dessins : compositions d’espaces matériels et symboliques qui entrent en résonance, ni tout à faits étrangers ni tout à fait superposables. A leurs contacts, le temps et l’espace s’étirent et se condensent, l’homogénéité éclate. Au temps chronologique où passé, présent et futur se succèdent est confronté le temps du voyage (physique ou mental) et de la création où ces temporalités coexistent dans une même image. L’espace quant à lui se pluralise et prolifère, comme la végétation qui reprend ses droits dans ces espaces urbains laissés à l’abandon (Ici ailleurs), comme les traces des actions des hommes visibles à même les constructions architecturales. Images fixes, les dessins et les photographies sollicitent activement une circulation du regard entre les espèces d’espaces qui nous sont donnés à voir : paysages urbains et naturels, villes portuaires, univers maritimes et terrestres, représentations cartographiques et imaginaires.

Intervention Tout, dans cet univers plastique et poétique, relève du déplacement. Voir l’espace est intimement lié à un se mouvoir, modalité privilégiée d’apparition et de transformations des formes spatiales, par laquelle l’artiste se met à l’écoute de l’opportunité d’une inscription dans le cours des événements. Comment intervenir dans l’espace sans faire de celui-ci l’objet d’une conquête, comment en faire l’expérience sans le posséder ? Et comment le faire voir ? Le voyage et la prospection de lieux font parties intégrantes de la démarche de l’artiste. Elle se déplace de ville en ville, avec un privilège pour celles, portuaires, du pourtour méditerranéen, à la recherche d’espaces laissés en friche le plus souvent, en voie de disparition ou de transformation, qui peuvent être réinvestis temporairement par un travail in situ, et (re)travaillés par la prise de vue. Au déplacement physique répondent le déplacement et le glissement d’une technique à une autre, d’un medium à un autre, leurs empiètements ou séparation. Au point de vue déjà formé, où chaque chose est à sa place, l’artiste privilégie les éléments architecturaux qui marquent la limite entre l’intérieur et l’extérieur (toit, fenêtre, mur), les possibilités de passage, éléments propices à une réversibilité ou un renversement des positions et des directions. Alice Hamon interroge les rapports qu’entretiennent l’architecture et le paysage, la planéité des surfaces et la profondeur des volumes, l’occupation de l’espace par les habitations et l’horizon qui ouvre l’espace. Prendre un peu de hauteur, sur les « toits terrasses », non pour totaliser le visible mais favoriser une rencontre, toujours fragile, éphémère, fragmentaire, à refaire. En se détachant de la notion surplombante de panorama qui offre un point de vue sur le monde, Alice Hamon élabore un point de vue incorporé en proposant une pluralité de points de vue du monde.

Frottements Dans ses réalisations in situ, le choix du site appelle le dessin, qui à son tour appelle la photographie. Celle-ci le redouble en gardant la trace d’un travail éphémère, et fonctionne comme vecteur du regard en faisant dialoguer à nouveau frais espace plastique et espace réel dans lequel il apparait. Des espaces paradoxaux s’entrechoquent : l’espace tridimensionnel de l’architecture déjà là, l’espace symbolique et graphique constitué de l’intervention sur le site, composé d’éléments géométriques et symboliques (traits, lignes, courbes, croix, arabesques, flèches), et cet autre espace qui nous est donné à voir, qui nait de la rencontre de ces deux spatialités distinctes. Si la mixité des arts sont des phénomènes majeurs depuis les années 60, et qu’elle s’affirme ici dans cette importance de forger des espaces, s’y joue aussi une histoire de l’art au long cours, rejouant les questions qui traversent le temps, en renouant avec le mythe, les pratiques magiques et rituelles.

Rencontres Cependant ici, le travail in situ s’élabore en toute discrétion, sans public. Alice Hamon donne à voir sans se montrer, car la quête de la vision autre – loin du vu et du convenu - appelle aussi la possibilité de se dessaisir du regard de l’Autre. Dans une époque où, avec les évolutions technologiques, le monde est entièrement sous contrôle, surveillé, filmé, répertorié, photographié, voir est intimement lié au pouvoir – à l’autorité et à la conquête ; voir, c’est aussi pouvoir être vu. Alice Hamon explore ces dynamiques de regards, en réalisant une installation, Mirador (2003), qui met en scène les jeux d’ombres et de lumières. Plus largement, par le choix du medium photographique et de lieux chargés d’histoire et d’actualité, s’inscrit en filigrane dans cette œuvre le souci politique de la vie en commun. La question des frontières entre les espaces et les temps est traversée par l’histoire des conflits et des luttes entre les hommes. Dans ses photographies cependant, ni images « choc » ni images attendues, ni simple constat ni entreprise normative de dénonciation, mais puissance d’ouverture au présent comme invitation à être présent, qui renvoie étymologiquement à la prae-s-ens, c’est-à-dire à ce qui vient à être en étant auprès de... En explorant ensemble les composantes documentaires et plastiques du dispositif photographique, sa dimension référentielle et sa puissance d’évocation et d’expression du réel, elle convoque la liberté de l’imagination non pour se détourner de ce dernier mais pour faire surgir des virtualités nouvelles. Elle nous invite à une réévaluation, à une évocation possible du changement.

Espacements Dans ses dessins réalisés sur papier, Alice Hamon explore de nouvelles transpositions – corporelles et mentales - entre des savoirs faires et des savoirs (repères géographiques, relevés métriques et topographiques), entre le réel et l’imaginaire. Diverses techniques expérimentent ces relations. Les traits de crayon font apparaitre de manière réaliste des montagnes, des phares, des maisons, des bateaux, etc. qui peuvent côtoyer des formes abstraites ou des papiers découpés et collés – fragments de cartes géographiques. L’aquarelle confère au dessin l’évanescence de formes suggestives auxquelles peuvent être juxtaposées les repères réalistes de sa position dans l’espace au moment de leur réalisation. La ligne ou la couleur deviennent repère ; le geste, trace ou mémoire. Les propriétés volumétriques du dessin sont explorées par l’élaboration de formes tridimensionnelles ou par un travail de découpe, de collage ; là où les lignes géométriques peuvent investir le mur de la galerie. Là encore, la question d’apparition des images, de mise en espace, de leur dialogue et confrontation est cruciale. La coexistence de différentes figurations de l’espace (cartes géographiques, relevés métriques et topographiques, figuration imaginaire...) fragilise l’opposition sclérosante entre l’intelligence scientifique (mesure, calcul, objectivation...) et intelligence poétique, en faisant apparaitre des possibilités de passage, de résonances, des amplifications. Et si la pratique du voyage et de l’orientation dans l’espace rend nécessaire et précieuse les mesures, repères et instruments d’orientation, est tout aussi vitale à l’habitation d’un monde humain son traitement plastique, symbolique et poétique. L’espace espace, articule les passages entre les choses et entre nous en élaborant des espaces communs – toujours en devenir. Les images d’Alice Hamon, loin d’être l’expression d’une affectivité, apparaissent comme l’expression singulière de la puissance d’ouverture à l’espace dans toutes ses dimensions pour le dilater, l’animer, faire surgir des possibilités de vie. Généreuses, elles nous invitent à poursuivre ses lignes de fuite, à prendre un peu d’air, pour trouver, à notre tour, notre rythme.

Elodie Guida, mai 2014